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Durant le vol, long d’une dizaine d’heures, Anabel resta figée sur son siège. Sitôt après le décollage, elle déchira du bout des ongles un des sachets de plastique que distribuaient les hôtesses et qui contenait un plaid, des oreillettes pour se connecter au programme musical diffusé à bord, ainsi qu’un bandeau destiné à ceux des passagers qui souhaitaient dormir sans être incommodés par la lumière. Elle s’en couvrit les yeux et médita, recluse dans ce simulacre d’obscurité. Elle ne parvenait pas à croire à ce qui lui arrivait, à la réalité de sa situation. L’histoire folle que Monsieur Jacob lui avait racontée ne pouvait être vraie. Et pourtant, elle avait bien été enlevée, il était bien venu la délivrer, elle était bien assise dans cet avion, la pochette de cuir bourrée de dollars reposait bien sur ses genoux. Des heures durant, elle mobilisa toutes les ressources de sa mémoire pour y fixer à jamais le souvenir des dernières semaines qu’elle venait de vivre, s’efforçant de ne laisser échapper aucun détail.
Pendant les premiers mois de son séjour aux États-Unis, elle erra de place en place, perdue, totalement désemparée. Elle passait ses journées à marcher dans les rues, tentant d’imaginer ce qu’avait pu être – ce qu’était toujours ! – la vie de Monsieur Jacob, de Tom, d’Ava. Malgré tous ses efforts, elle n’y parvenait pas. C’était une sensation vertigineuse, profondément angoissante. Elle s’entêta, s’enferma dans les bibliothèques, étudia quantité de livres d’histoire, cherchant leurs visages dans les illustrations, les gravures, les tableaux, en remontant jusqu’aux époques les plus anciennes. Peu à peu, elle parvint à se convaincre qu’elle devait abandonner cette quête, au risque de sombrer. Elle s’éveilla un matin dans sa chambre d’hôtel, soudain guérie d’un mal dont elle était bien la seule à pouvoir décrire les symptômes.
Déterminée à mettre fin à sa dérive, elle trouva un emploi dans sa spécialité, la thanatopraxie. Elle sut rentabiliser le savoir-faire acquis dans la modeste boutique de la rue Bichat, monta rapidement en grade dans la société qui avait accepté de la recruter. Elle la quitta cinq ans plus tard pour créer la sienne et ne tarda pas à la développer. De ville en ville, d’État en État, du Minnesota à La Nouvelle-Orléans, du Texas jusqu’en Californie, elle créa des succursales et même des filiales à l’étranger, évitant toutefois soigneusement la France. Lors de ses voyages d’affaires, des congrès internationaux qui réunissaient les professionnels de la thanatopraxie, elle épiait toujours l’assistance, espérant y apercevoir la silhouette reconnaissable entre toutes de Monsieur Jacob. Des années durant, elle visita avec acharnement les sites Internet qui traitaient de la mort. Elle avait bien entendu créé le sien, et y lançait des appels désespérés, dans l’attente qu’il lui fasse signe. Autant de bouteilles jetées à la mer. Elle ne reçut aucune réponse, sinon celles de plaisantins. Elle renonça.
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Le vœu de Monsieur Jacob fut exaucé. Anabel connut une vie heureuse. Elle collectionna les amants, sans que jamais ils ne parviennent à lui faire oublier Tom, et finit par se décider à fonder une famille. Elle changea de nom, abandonnant le sien pour celui de son mari, mit au monde quatre enfants. Elle commença à vieillir. Ses enfants grandirent. Elle devint grand-mère.
Au printemps 2070, elle se rendit à Paris pour y marier un de ses petits-fils avec une jeune Française. Quittant discrètement la noce à la nuit tombée, elle se fit conduire à Nogent, se recueillit devant l’emplacement de la villa, qui n’avait jamais été reconstruite. La végétation avait envahi le parc, recouvert les décombres, en effaçant presque les traces.
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Elle avait franchi le cap du centenaire sans encombre, entourée de toute sa descendance. Ainsi que Monsieur Jacob l’avait prédit, elle assista aux prémices, mais seulement aux prémices, de la lente mutation qui commençait à poindre. Elle-même en bénéficia. Ses médecins lui prescrivirent quantité de molécules destinées à freiner son vieillissement. Elle subit bien des opérations afin de remplacer un à un ses organes défaillants, suivant les différentes techniques ébauchées à l’époque de sa jeunesse et largement perfectionnées depuis. À l’issue de ce parcours, elle ne parvenait plus à discerner ce qui lui appartenait en propre, son corps réel, à le départager de la panoplie d’implants qui lui avaient été adjoints. Elle n’était plus qu’un rafistolage sans fin. Elle atteignit ainsi sa cent cinquantième année. Lasse de durer. Rongée par l’ennui. Monsieur Jacob ne s’était pas trompé. Le temps était un poison. Si elle s’était ainsi acharnée à différer l’instant fatal, c’était tout simplement dans l’espoir qu’un jour, un soir, au détour d’une rue, dans la salle d’un restaurant, sur le quai d’une gare, elle croiserait Monsieur Jacob, et qu’après une aussi longue attente ils pourraient reprendre la conversation interrompue dans le hall de l’aéroport de Roissy, à l’automne 2001.
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Anabel mourut le 26 avril 2126. Un de ses arrière-petits-fils l’avait accompagnée à l’hôpital le plus proche de son domicile. La pile de son pacemaker manifestait quelques signes d’usure. Rien d’alarmant, c’était déjà souvent arrivé. Anabel attendit modestement qu’on veuille bien s’occuper d’elle. Dans la chambre où on l’avait installée, un écran de télé était allumé. Pour distraire les patients, les aider à tuer le temps. Anabel vit défiler le générique du journal de CNN. Dans un recoin perdu du Caucase, une milice dirigée par un psychopathe semait la terreur après avoir pris en otage l’ambassadeur de la Confédération européenne. Selon les premiers renseignements collectés par les services de sécurité, il se faisait appeler Marcus. Le présentateur de CNN passa au sujet suivant. À l’autre bout du monde, en Amérique latine, des guérilleros s’étaient emparés d’une minuscule parcelle de territoire et se préparaient à affronter les forces de répression. Leur leader répondait aux questions des journalistes.
Anabel reconnut aussitôt le visage de Tom, qui n’avait guère changé depuis leur séparation. Il s’était légèrement empâté, mais c’était à peine perceptible. Elle tendit la main vers l’écran de télé, tenta de quitter son fauteuil, en vain. La douleur qui montait dans sa poitrine était trop forte. Il lui sembla alors entendre une voix familière, tout contre son oreille.
– Va-t’en en paix, mon amie, ma douce, ma tendre, murmurait-elle. Tu as vu tout ce que tu avais à voir, et à présent n’aie pas de regrets, et encore moins de remords, c’est fini, c’est fini, c’est fini…